joi, 7 noiembrie 2013

Le système des villes en Bulgarie et en Roumanie. Quelles perspectives pour un polycentrisme ?



Auteurs:


George Turcanasu

Faculté de géographie et de géologie de Iaşi, Roumanie 
georgeturcanasu@yahoo.com


Alexandru Rusu

Faculté de géographie et de géologie de Iaşi, Roumanie
rusu_al@yahoo.com




Résumé


L’évolution des systèmes urbains de la Bulgarie et de la Roumanie est rythmée par les deux logiques de l’inertie de la structure hiérarchique et de l’ouverture à l’international. Ce couple de forces annonce des mutations qualitatives qui pourraient déboucher sur l’apparition d’une nouvelle propriété : le polycentrisme. Amorcé par la spontanéité ou par la programmation politique, le polycentrisme serait une solution alternative à la centralité des capitales qui, captives du processus de métropolisation, sont incapables de coordonner un développement équilibré et cohérent des territoires nationaux.

Mots-clés: ESPON, flux aérien, internationalization, politique européenne, polycentrisme, système urbain



Evoluţia sistemelor urbane din România şi Bulgaria este ritmată de două logici complementare. Prima acţionează într-o manieră inerţială asupra ierarhiei şi interacţiunilor urbane. A doua îşi găseşte sensul în deschiderea către internaţional, proces foarte selectiv în ceea ce priveşte direcţia, tipul şi volumul fluxurilor. Acest cuplu de forţe anunţă mutaţii calitative ce ar putea să conducă la apariţia unei noi proprietăţi, necesară ambelor sisteme urbane : policentrismul. Amorsat spontan sau prin planificare politică, policentrismul ar fi o soluţie alternativă la centralitatea capitalelor care, captive în procesul de metropolizare, sunt incapabile să coordoneze o dezvoltare echilibrată şi coezivă a teritoriilor naţionale

Cuvinte cheie: ESPON, flux aerian, internationalizare, politici europene, policentrism, sisteme urbane



Two complementary forces influence the urban systems of Bulgaria and Romania: the inertia of the urban hierarchy versus international openness. These two forces herald qualitative changes, which may give rise to a new characteristic: polycentrism. Whether spontaneous or a planned policy, polycentrism would be an alternative solution to the centrality of the capitals, which, caught up in metropolisation process, are incapable of coordinating balanced, cohesive development of the national territories.

Keywords: European policy, ESPON, flow, internationalisation, polycentrism, urban system

 




Défini comme un « développement territorial équilibré obtenu grâce à une bonne répartition des activités » (Capron, Rouyer, 2005), le polycentrisme devient un concept qui séduit quand il s’agit des structures territoriales de l’Europe de l’Est, marquées par une centralisation dure. Ce concept vise une relative équité vis-à-vis des régions périphériques, une équité qui passe par l’émergence et le renforcement des niveaux urbains intermédiaires en dessous de la métropole, à l’échelon national et régional (Cattan, 2007 ; Hall, Pain, 2006). En dépit des critiques, ce concept s’est imposé au point de constituer aujourd’hui l’une des lignes directrices de ce qui apparaît comme une doctrine de l’aménagement du territoire de l’Union européenne (ESPON [1], 2005, 2006), un outil dont la mise en application s’inscrit dans les politiques multi-niveaux qui laissent aux acteurs territoriaux une large marge d’action.

Raisonnant sur l’Europe de l’Est, les enjeux du polycentrisme doivent être déclinés différemment selon les pays, tous ne relevant pas de la même tradition urbaine. La Roumanie et la Bulgarie sont confrontées à une double nécessité : d’une part, décélérer la forte primauté de Bucarest et Sofia, et d’autre part, privilégier une intégration synchronisée des capitales et des métropoles régionales dans le système urbain européen. Ce double objectif répond à une sorte de « compromis qui peut satisfaire tout le monde. En particulier dans le cas de l’Europe de l’Est où l’on prône une polycentralité européenne pour soutenir la monocentralité nationale » (Vandermotten, 2007).


La problématique développée dans ce texte repose sur la confrontation entre les dynamiques présentes et les perspectives d’un polycentrisme dans les deux pays. Partant de l’hypothèse qu’il y a et aura accentuation des déséquilibres, dans quelle mesure le jeu des tendances spatiales antérieures et l’effort d’un nouveau découpage d’aménagements avec un petit nombre de chefs-lieux régionaux, donnent-ils à l’idée européenne du polycentrisme une amorce de consistance pour un meilleur équilibre territorial ? Seront successivement envisagées les dynamiques émergeant de la transition et les éléments précurseurs de ce polycentrisme éventuel.


Quelle place pour les villes face à la montée des déséquilibres territoriaux ?


Dans les deux pays, l’histoire récente des systèmes urbains est marquée par le passage rapide de l’immobilisme caractéristique de la fin du régime communiste à une transition qui a multiplié les chocs que les villes doivent gérer, en particulier le choc du déclin économique avec des pertes massives d’emplois et le recul démographique (Rey et al., 2006). Or les solutions envisagées par les autorités publiques manquent d’imagination et de moyens. Les signaux d’une croissance économique plus consistante sont encore ponctuels ; ils touchent d’abord les capitales Bucarest et Sofia, ensuite certaines métropoles à vocation régionale (Timişoara, Cluj-Napoca, Braşov, Constanţa, en Roumanie et Varna, en Bulgarie), et parfois des villes spécialisées (Pitesti-Mioveni, Bacău, Arad, Stara Zagora, Burgas, Gabrovo). Les dynamiques hétérogènes au sein du groupe des « grandes » villes (cinq en Bulgarie et seize en Roumanie ont plus de 150 000 habitants) méritent d’être insérées dans leurs contextes départementaux afin d’en distinguer mieux les caractéristiques (fig. 1).

 

Fig. 1 - Les disparités interdépartementales de la richesse par habitant en 1998 et en 2002 et l’ouverture des villes au trafic aérien


En 1998, l’inégalité de la répartition de richesse par habitant est encore faible (coefficient de variation de 0,22 pour la Bulgarie et de 0,25 pour la Roumanie[2] ; en 2002, sur fond d’amélioration globale de la situation, les écarts se creusent (coefficients de 0,28 et 0,34) et les discontinuités interdépartementales fortes (supérieures à 3 000 euros/habitant) se multiplient. On constate que la présence d’une « grande » ville n’est pas synonyme d’un niveau de richesse plus marqué pour son département d’appartenance, qu’il n’y a pas de lien net entre niveau hiérarchique urbain et niveau de richesse. Le graphique combinant la taille des villes et leurs flux aériens (hors saison touristique) confirme ce manque de liaison entre l’importance de la ville et ses fonctions d’échanges à distance, ce qui témoigne du peu d’effet des règles hiérarchiques urbaines banales et de l’amorce de réorganisations au sein des deux systèmes de villes.


Deux éléments concourent à expliquer ces disparités interurbaines récentes de la croissance économique au sein de villes de même calibre : l’effet capitale, c’est-à-dire la tête de la hiérarchie urbaine, et la situation géographique. Les capitales, héritières du volontarisme de la période communiste, ne font que consolider leur statut de métropole ; dans les divers classements urbains, elles se distancient systématiquement des autres grandes villes par le nombre d’entreprises, le revenu par habitant, le nombre de sièges d’entreprises à capital étranger, la main-d’œuvre spécialisée attirée, etc. Le cas est différent pour les autres grandes villes, particulièrement pour les métropoles régionales. La position spatiale au sein du système urbain devient un facteur explicatif nettement plus fort. Grâce au contexte économique de l’intégration progressive dans un grand ensemble d’échelle continentale, de nouvelles occasions à exploiter apparaissent soit sur des façades extraverties, donc mieux situées en termes de proximité spatiale et/ou politique et économique avec l’Union européenne, soit sur des espaces « enjeux », en particulier celui de la mer Noire. Quelques villes en profitent et affichent même une certaine spécialisation conjoncturelle : Timişoara – nœud aéroportuaire de dimension moyenne ; Cluj-Napoca – destination privilégiée pour une série de niches décisionnelles et productives des entreprises (délocalisation de Nokia à proximité) ; Varna – deuxième pôle diplomatique (dix consulats étrangers) et financier du pays, complété par son statut de relais touristique. Au contraire, le décollage économique plus timide des villes situées à proximité de frontières opaques et à faibles possibilités signale les symptômes de difficultés régionales repérables sur plusieurs plans : déclin démographique, métropolisation et périurbanisation plus faibles, vie économique arythmique, insertion difficile ou spécialisée dans les réseaux européens d’échanges (émigration, flux seulement culturels et universitaires). Un cas exemplaire de ce processus est donné par la ville de Iaşi, à la frontière nord-est de la Roumanie.



Le repérage des villes et des régions qui « gagnent » et de celles qui restent moins dynamiques suggère l’installation d’un déséquilibre territorial qui coïncide avec le gradient historique ouest-est d’expansion de la modernisation à l’échelon central européen, particulièrement net en Roumanie. L’articulation du déséquilibre actuel avec la diffusion imparfaite et exogène de la modernisation économique historique confirme le statut d’espace d’entre-deux des territoires de la Roumanie et de la Bulgarie (Rey et al., 1996). Dans l’hypothèse où les décalages économiques interrégionaux se prolongeraient, l’effort pour favoriser un polycentrisme urbain pourrait apparaître comme l’une des solutions endogènes aptes à atténuer les effets des déséquilibres des territoires nationaux. L’enjeu principal du polycentrisme à l’échelle des deux pays résiderait donc dans l’affirmation de pôles régionaux alternatifs à Bucarest et Sofia et dans la mise en réseau des rythmicités économiques externes avec des rythmicités asynchrones de l’intérieur.

Pour mieux préciser ces deux enjeux, il est utile d’analyser le fonctionnement des deux systèmes urbains en tenant compte de l’intégration dans le contexte européen régional. Car, quel que soit le scénario d’évolution de l’Union européenne que l’avenir retiendra, la croissance de la perméabilité des frontières est devenue un processus irréversible, capable d’engendrer une nouvelle série d’occasions d’interaction entre les villes des deux pays, entre elles et les villes de l’Union, tout comme avec les métropoles actuellement hors de l’Union (Istanbul, Belgrade, Odessa, Lviv).

 

Éléments précurseurs pour un éventuel polycentrisme


La polycentricité est une notion complexe qui comporte un aspect morphologique de répartition du semis des villes dans l’espace et un aspect fonctionnel fondé sur les connexions interurbaines. Plus, cette notion, qui prend sens par rapport aux logiques institutionnelles de construction étatique, est confrontée aux échelles transnationales de construction européenne et de mondialisation des interactions.

À l’échelle européenne, Bulgarie et Roumanie sont classées à un niveau de polycentricité moyenne (ESPON, 2005, p. 21), entre la Pologne très polycentrique et la Hongrie très monocentrique. À l’échelle nationale le caractère plutôt monocentrique des deux systèmes urbains l’emporte, comme en témoigne la typologie fonctionnelle (fig. 2). Établie en fonction d’indicateurs aptes à mesurer la capacité de polarisation [3] des centres par rapport à l’ensemble des unités de peuplement, elle définit six types : à une extrémité, les deux capitales se détachent ; à l’autre, quatre types aux fonctions modestes et décroissantes de polarisation ; dix grandes villes ont des fonctions complexes (et selon deux niveaux de polarisation) et sont susceptibles d’avoir un rôle dans l’impulsion du polycentrisme : du nord au sud, Oradea, Iaşi, Cluj, Arad, Timişoara, Sibiu, Craiova et Constanţa pour la Roumanie, Varna et Burgas pour la Bulgarie. Il est intéressant de noter que le niveau supérieur de cette typologie ne recoupe pas exactement la sélection des « FUA-Fonctionnal Urban Area » proposée par le rapport Espon 111 ; en particulier Plovdiv et surtout Timişoara avec le statut de Mega-Metropolitan Economic Growth Area sont survalorisées dans l’intention polycentriste du rapport.


Fig. 2 - Les structures spatiales composites des systèmes urbains bulgares et roumains

La relative indétermination des centres alternatifs à la polarisation par les deux capitales peut être interprétée en fonction de l’histoire de la construction des deux systèmes de villes. D’un certain point de vue, chacun ne représente qu’une juxtaposition assez récente de réseaux urbains appartenant à des provinces historiques dotées de trajectoires divergentes aux siècles précédents, sans qu’ait jamais été expérimenté le polycentrisme urbain. Malgré son caractère schématique on peut rapporter aux trois périodes – prémoderne (avant les États nationaux), moderne (des États indépendants du xixe siècle jusqu’à la fin du communisme), et contemporaine (marquée par la mondialisation et parfois qualifiée de post-moderne) – l’imbrication des structures spatiales qui constituent l’état actuel de ces deux systèmes de villes.


Les configurations des structures spatiales pré-modernes sont restituées par la distribution de la densité de la population, au fondement des activités humaines et des architectures spatiales. Elle est une variable dotée d’une forte inertie historique, car en dépit de processus de modernisation-centralisation, l’ancien système de peuplement reste stable sur les noyaux initiaux de forte densité. La densité met aussi en évidence les logiques spatiales qui ont présidé à la construction des entités politiques pré-modernes. Ainsi, la « demi-Moldavie » historique est structurée par deux axes : la vallée longitudinale du Siret très peuplée ; l’axe transversal qui assure par Iaşi, ancienne capitale, la liaison entre la Transylvanie et l’autre moitié de la Moldavie, devenue la République de Moldavie ou Moldova. Dans la Valachie, la logique axiale laisse place à une distribution de la densité de type centre et périphérie. Plus on s’éloigne de l’ancien noyau étatique médiéval à la courbure externe des Carpates (où la capitale a glissé de la montagne vers la plaine – Campulung, Curtea de Arges, Targoviste et Bucarest), plus le peuplement est diffus. Sur la marge danubienne de la Valachie, les anciens sièges des raïas[4] turcs (Brăila et Giurgiu) – créent des distorsions à ce schéma simple. En Transylvanie et sur la façade ouest de la Roumanie, la densité nettement plus faible de la population suggère plutôt un archipel de villes et d’hinterlands locaux disjoints, aspect en partie lié à leur position de périphérie d’un ancien empire, celui des Habsbourg jusqu’en 1918. La Bulgarie, sous domination ottomane jusqu’à la fin du xixe siècle, a un niveau de densité plus faible (inférieur à 60 hab./km2) et présente une situation d’archipels de villes ; au centre du bassin de la Maritsa densément peuplé, Plovdiv, cité très ancienne mais trop proche d’Istanbul, n’a pu prendre la fonction de capitale quand l’émancipation a commencé ; c’est Sofia, de fondation beaucoup plus récente mais en position plus occidentale, qui a pris la fonction.


Les structures spatiales héritées de la période moderne sont mises en évidence par les fonctions des villes et leur hiérarchisation, à laquelle correspond une morphologie christallerienne du système urbain (Pumain et al., 2006). La priorité de la construction étatique a continûment donné avantage au monocentrisme centralisateur, au contrôle exercé par les deux capitales. La période communiste n’a fait qu’accentuer les relations de subordination des villes à l’égard de Bucarest et de Sofia en proposant un schéma d’interactions rigides et quasi protocolaires entre les entités urbaines, schéma encadré par un maillage administratif simple mais efficace – commune, département, pays-patrie. À l’époque, le pouvoir de polarisation régionale des grandes villes s’affirmait par des services assez limités – universités, services sanitaires spécialisés, commerce plus évolué.


La transition post-communiste n’a pas éliminé instantanément ce type de relations ; elle a pourtant réussi à leur imprimer une certaine « normalisation », les grandes villes (plus de 150 000 habitants) bénéficiant peu à peu d’une autonomie élargie dans le cadre de leurs bassins d’attraction et rétablissant avec ceux-ci des relations fonctionnelles. Après 1990, deux autres nouveautés sont apparues qui peuvent être prémices de polycentricité : la réaffirmation partielle des territorialités historiques indiquées précédemment et l’apparition d’un nouveau maillage territorial, la région, aux compétences toutefois limitées. Bénéfique en apparence, le découpage regional [5] a créé, par sa configuration indifférente aux limites historiques, un climat de rivalités interurbaines renouant avec celui des périodes de centralisation excessive. Le caractère arbitraire du découpage (huit unités NUTS2 en Roumanie, six en Bulgarie), censé encadrer de futurs systèmes urbains régionaux, apparaît avec certaines localisations excentrées de chefs-lieux propulsés par des compromis politiques et territoriaux. En Bulgarie, excepté Plovdiv, les autres chefs lieux – Vidin, Ruse, Varna et Burgas – sont tous en position frontalière et en ouverture potentielle sur l’extérieur aux dépens des cités intérieures comme Vraca, Pleven ou Veliko. En Roumanie, l’effet petite ville propulsée l’emporte avec Calarasi, Piatra Neamt, Alba Iulia. L’amorce de reterritorialisation des anciennes provinces historiques introduit un début de mise en question du monocentrisme des capitales et contribue à la résurrection des orgueils urbains locaux des anciens chefs-lieux historiques, surtout quand les villes en question se trouvent à une distance suffisante de Bucarest et Sofia. Varna, en Bulgarie, Iaşi, Cluj-Napoca et Timişoara en Roumanie, présentent les symptômes d’une éventuelle dissidence par rapport aux capitales. L’exemple de ces quatre villes pourrait susciter une réflexion plus fine sur les chances d’affirmation d’un polycentrisme d’alternative, capable de tempérer les anciennes rivalités interurbaines, de soutenir des relations de coopération entre les villes, tout en laissant à Bucarest et Sofia les places qu’elles méritent dans les hiérarchies urbaines et sans les gêner dans leur parcours à l’international. C’est dans ce quadrillage des divers maillages (officiels et officieux, ambigus et peu consistants) et des relations interurbaines, que devrait être consolidé le polycentrisme, comme solution pour contrecarrer la dislocation économique des territoires par certaines façades et par les capitales.


La réflexion sur les perspectives d’un polycentrisme doit tenir compte des évolutions du contexte extérieur. L’ouverture progressive des frontières pourrait constituer une nouvelle source d’occasions d’interaction qui auraient un impact non négligeable sur les deux systèmes de villes. Or l’analyse actuelle et partielle de la configuration des interactions spatiales que les villes roumaines et bulgares entretiennent avec les pôles urbains majeurs de l’Europe met en évidence un double déficit des relations, dont rendent assez bien compte les liaisons aériennes (fig. 3). Le premier déficit est net dans les liaisons aériennes de proximité qui s’organisent autour des quatre centres d’attraction que sont Vienne, Budapest, Athènes et Istanbul, lesquels sont dotés d’un pouvoir de polarisation transnational et utilisés en tant que des hubs (Vienne et Budapest). Les liaisons préférentielles propres à Bucarest et à Sofia sont dictées par des stratégies différentes. Ainsi les flux Bucarest-Istanbul beaucoup plus denses que ceux de Sofia-Istanbul traduisent des liaisons économiques différemment construites durant la période de transition, éventuellement une ancienne adversité non dépassée, et plus encore la taille modeste de la clientèle bulgare (population totale inférieure à 8 millions d’habitants) et la trop grande proximité Sofia-Istanbul. La faiblesse des relations de voisinage entre les deux systèmes urbains est bien visible au niveau de la connexion aérienne entre Bucarest et Sofia (onze liaisons hebdomadaires) et par l’absence de vols reliant directement des grandes villes bulgares et roumaines. À l’intérieur des deux pays les flux aériens, expression de relations interurbaines de subordination et de compétition, expriment aussi le degré modeste d’insertion à l’international. Timişoara, grâce à un rudiment de vision stratégique, a réussi peu à peu à devenir le seul hub aérien interne capable d’offrir une alternative à Bucarest pour les vols externes. Réduite à ce seul facteur, l’explication de la réussite de Timişoara serait insuffisante. Son émergence relève aussi de la multiplication des opérateurs aériens en Roumanie, conséquence de la vague récente de mobilité économique – arrivée des investissements directs étrangers dont bénéficie le Banat (et l’on retrouve le gradient ouest-est) et émigration de main-d’œuvre roumaine. En Bulgarie, la situation est très différente. Les deux aéroports de Burgas et Varna ont un trafic assez intense mais de type charter, reflet de la forte fréquentation saisonnière touristique. Les autres villes des deux systèmes urbains comptent peu dans cette équation des interactions spatiales.






Fig. 3 - Les flux aériens et les échelons de l’intégration territoriale des systèmes urbains bulgares et roumains



Un changement de niveau d’observation, qui permet de considérer les flux aériens de longue et moyenne distance, met en évidence un second déficit d’interaction. Ces flux traduisent, dans l’espace de l’Union, une mise en réseau asymétrique des composantes urbaines roumaine et bulgare. Leur morphologie s’explique partiellement par l’inconsistance de l’ancienne structure du CAEM [6]; cette inconsistance a été révélée dès le début des années 1990 par l’absence d’inertie, laquelle aurait joué en faveur du maintien de liaisons entre les pôles urbains des pays ex-communistes si ces liaisons avaient eu une impulsion endogène ou spontanée. Au vide laissé par la déstructuration des relations économiques et politiques antérieures se sont rapidement substituées des relations construites suivant d’autres logiques. Ainsi en va-t-il du basculement d’orientation économique et politique très avancé et durable vers l’ouest ; l’ancrage dans certains points communs, tel la francophonie, joue un rôle majeur en structurant des flux et des destinations [7]. Les affinités culturelles sont doublées par des affinités économiques qui renforcent le centrage sur la mégalopole européenne, et sont complétées par les migrations internationales massives vers quelques pays privilégiés : l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne.


Dans la configuration des flux aériens directs des deux pays, certains espaces semblent ignorés ; il s’agit soit d’espaces plus éloignés (l’espace baltique ne bénéficiant pas de liaisons directes), soit d’espaces de proximité (ancienne Yougoslavie). Ces insuffisances, qui reflètent des liaisons économiques modestes avec les pays de ces deux régions, s’expliquent par la distance et par le contexte géopolitique récent (fig. 4) [8].


Fig. 4 - Les systèmes urbains régionaux de la Bulgarie et de la Roumanie et leur intégration transfrontalière
 

Perspectives : à propos de scénarios du futur



La réflexion sur l’opportunité de susciter un polycentrisme a un caractère éminemment politique, au sens du choix d’orientation à promouvoir ; il s’agit donc d’apprécier la portée et les limites incluses dans les scénarios les plus souvent envisagés.
Tout d’abord en ce qui concerne les perspectives de circulation : l’ouverture progressive des frontières et l’intégration des pays balkaniques dans le système économique européen réduira les déficits de connectivité aérienne. Cela entraînera la consolidation d’une route commerciale terrestre sur l’emplacement de la voie traditionnelle, reliant Budapest, Belgrade, Nis aux deux débouchés de Salonique (par Skopje) et Istanbul (par Sofia), doublant ainsi le trajet conjoncturel par la Roumanie (fig.5). On est plutôt réservé en ce qui concerne les chances de réactivation prochaine de l’isthme ponto-baltique dans la partie orientale de l’Europe. L’opacité de la frontière avec l’Ukraine et avec la République de Moldavie empêche Lviv de récupérer le statut de hub et de relier ainsi les ports de la mer Baltique et les villes roumaines orientales. Dans le cadre du scénario des circulations terrestres, beaucoup se jouera sur le positionnement des villes, leurs masses démographique et économique, et leur organisation hiérarchique pour le raccordement des réseaux et des flux.


Fig. 5 – Axes historiques de circulation
 
Dans la perspective de scénarios, une autre question tient aux contraintes de proximité et aux aléas des situations géographiques dans une conjoncture fluctuante. Plusieurs villes régionales susceptibles de soutenir un réseau polycentrique alternatif restent dans l’ombre portée des capitales. Ainsi du cas pourtant le plus en pointe de Timişoara, face à Belgrade en cours de réinsertion européenne et dont la capacité de carrefour est bien supérieure, au croisement des corridors européens numéro 5 et 10 et avec les perspectives de développement d’une plate-forme multimodale. Quelle stratégie développera alors Timişoara pour résister comme hub et pôle régional dans un contexte de triple compétition avec les 3B (Belgrade, Budapest et Bucarest) ? Il en est de même pour Plovdiv avec les 3S (Sofia, Salonique, Stambul), de Craiova entre Belgrade, Bucarest et Sofia, voire de Braşov trop près de Bucarest. Ces handicaps de proximité prennent toute leur dimension quand on sait que le contexte démographique est celui du déclin général. Vu de Bruxelles, l’idée d’ESPON en matière d’équilibrage de l’ensemble européen passe par un polycentrisme périphérique appuyé précisément sur les capitales (Waterhout, 2002) !


Le futur des cités de la mer Noire – Burgas, Varna, Constanţa – et du binôme Galati-Brăila à l’amont du delta du Danube n’échappe pas à l’ombre portée des capitales de Sofia, de Bucarest et même d’Istanbul. Or leur atout est d’exploiter la fonction de synapse entre l’Union européenne et les zones d’approvisionnement énergétique, d’en capter les flux ponto-caspiens. Cette opportunité, qui sera aussi âpre compétition entre elles, n’est pas sans risque, dont celui d’une orientation monofonctionnelle portuaire et saisonnièrement touristique aux dépens d’activités plus spécifiquement métropolitaines.


Les perspectives sont différentes pour Iaşi et Cluj-Napoca : apparemment moins dynamiques dans la période actuelle quoique bien insérées dans leur région par la masse et la qualité des services fournis, les deux cités semblent à l’écart des polarisations. Leur situation périphérique serait-elle un avantage à exploiter ? Compte tenu du gradient de modernisation qui, en ce moment, favorise les façades de contact direct (comme l’Ouest de la Roumanie), la réponse semble plutôt négative. Cependant, quand à moyen terme ce gradient perdra de son intensité, les trajectoires restent plus difficiles à prévoir, du fait de la véritable bifurcation que subiraient les deux systèmes urbains nationaux. Si Cluj était appelée à combiner les stratégies de l’internationalisation économique et celles du renforcement de son statut de métropole à vocation régionale, la situation de Iaşi serait toute autre. Sa position géographique resterait un handicap dans le contexte économique et politique qui continuerait d’imposer la proximité d’une frontière quasi opaque et dont l’évolution dépend fortement de l’orientation politique de la République de Moldavie, impossible à deviner à ce jour. Dans l’hypothèse d’une Fortress Europe, Iaşi aurait à gérer l’une des frontières de l’Union parmi les plus sensibles. Au cas où l’ex-république soviétique trouverait plus avantageux un statut de partenariat pragmatique avec l’Union européenne (voire une adhésion), la ville de Iaşi, au nom de son statut d’ancienne capitale de la Moldavie historique, serait obligée alors de négocier avec Chişinău son rôle dans un système urbain transfrontalier.

 

Dans l’attente d’une bifurcation



Les prémices du polycentrisme en Bulgarie et Roumanie sont modelés par un couple banal de forces : l’agglomération et la désagglomération des activités économiques, jouant sur un court laps de temps et de distance. Si les occasions et les forces adverses sont faciles à repérer à l’échelle régionale, leur activation est dépendante d’une échelle supérieure, celle où s’opèrent les maturations des interactions entre des ensembles politiques et économiques euro-asiatiques. L’évolution récente des deux systèmes urbains est marquée par une prédictibilité facile, celle de la conservation des hiérarchies et de l’accentuation conjoncturelle des centralités. Dans l’attente d’une bifurcation induite par la re-modernisation globale des systèmes urbains, mais dépendante des temporalités longues des territorialités (sous-)régionales et des durées imprévisibles des interactions de longue distance, les prémices de l’affirmation du polycentrisme sont dans la chrysalide des expérimentations locales, plus animés par des rivalités historiques que par des programmations pragmatiques. Dans une telle situation, l’émergence du polycentrisme dépasse les enjeux théoriques et politiques d’un développement territorial de type cohésif ou compétitif, pour reprendre le vocabulaire bruxellois ; elle représente le premier signe d’une innovation en partie endogène de la reconstruction des systèmes urbains, jusqu’ici bloqués dans les grands métadiscours de légitimation (État-Nation, centralisme, unité, adversité de l’histoire, paternalisme et solidarité).


Références


Capron G., Rouyer A. (coord.) (2005). Actes du colloque « Polycentrisme et polycentralité. Sens, usages, enjeux politiques et territoriaux de deux notions controversées », Toulouse, décembre, 2004. Toulouse : Université Toulouse ii-LeMirail, coll. « Les Papiers du CIEU », no 7, 118 p.

Cattan N.(ed.) (2007). Cities and Networks in Europe. A Critical Approach of Polycentrism. Montrouge : John Libbey Eurotext, 207 p.

European Spatial Planning Organization Network (ESPON) (2005). « Potentials for polycentric development in Europe ». Espon 1.1.1, Report. http://www.espon.eu/

European Spatial Planning Organization Network (ESPON) (2005). « Enlargement of the European Union and the wider perspective as regards its polycentricity », Espon 1.1.3, Report.
European Spatial Planning Organization Network (ESPON) (2006). « Application and effects of the ESDP in the members states », Espon 2.3.1, Report. http://www.espon.eu/
Hall P., Pain K. (dir.)(2006). The Polycentric Metropolis. Learning from Mega-city Regions in Europe. Londres, Sterling : Earthscan, 228 p.
Pumain D., Paquot Th., Kleinschmager R. (2006). Dictionnaire de la ville et l’urbain. Paris : Economica-Anthropos, coll. « Villes », 320 p.
Rey V., Billaut M., Daniel O., Roux M. (1996). « Europes orientales ». In Rey V., Brunet R., Europes orientales, Russie, Asie centrale, t. 10. Paris, Montpellier : Belin-Reclus, coll. « Géographie universelle », p. 7-206.
Rey V., Groza O., Ianos I., Patroescu M. (2006). Atlasul României. Bucarest : Rao, 196 p.
Vandermotten C.(2007). « Compte-rendu de la conférence du 14 mai : Mondialisation, polycentrisme et développement métropolitain ». In Cycle de conférences-débats 2006-2007 « Regards internationaux croisés sur l’Île-de-France ». Paris : CNRS UMR 8134, École nationale des ponts et chaussées, Université Marne-la-Vallée, 8 p.
Waterhout B.(2002). « Polycentric developement: what is behind ? ». In Faludi A., Lincoln Institute of land policy (eds), European Spatial Planning. Cambridge : Lincoln Institute of land policy, 235 p.

Notes

[ 1] ESPON : European Spatial Planning Organization Network.

[ 2] Coefficient calculé sur les 70 unités de niveau NUTS3 – 28 okrug de Bulgarie et 42 judete de Roumanie

[ 3] Les huit variables retenues précisent la capacité économique (banque et entreprises), l’économie de la connaissance (étudiants, lycéens), les services publics (santé, presse), les liens à distance par l’indice synthétique des liaisons aériennes. Les flux théoriques entre toutes les unités de peuplement ont été établis selon le modèle de Reilly.

[ 4] Groupe ethnique soumis à l’impôt sous l’empire Ottoman ; Brăila et Giurgiu étaient les centres de deux zones de peuplement turc.

[ 5] Cf. L’article de Emmanuelle Boulineau et Marius Suciu, p. 351-363. La figure 4 représentant les limites des systèmes urbains régionaux met en évidence les discordances avec le découpage des régions de développement, en particulier sur la façade bulgare de la mer Noire et en Transylvanie.

[ 6] Le Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM), structure démantelée en 1990, était censé encadrer les relations économiques entre les pays ex-communistes ; proposant une forme subtile de division internationale du travail, elle fonctionnait plutôt au profit de l’URSS.

[ 7] Pour la Bulgarie, pays slave, orthodoxe et non traumatisé directement par la Russie-URSS, les liaisons aériennes sont nombreuses entre Sofia et Moscou.

[ 8] La délimitation des aires d’influence régionale correspond aux flux théoriques dominants établis sur la figure 2 par le modèle de Reilly (Pumain et al., 2006).
  








 

 

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