Auteurs:
George
Turcanasu
Alexandru
Rusu
Faculté de
géographie et de géologie de Iaşi, Roumanie
rusu_al@yahoo.com Résumé
L’évolution des systèmes urbains
de la Bulgarie et de la Roumanie est rythmée par les deux logiques de l’inertie
de la structure hiérarchique et de l’ouverture à l’international. Ce couple de
forces annonce des mutations qualitatives qui pourraient déboucher sur
l’apparition d’une nouvelle propriété : le polycentrisme. Amorcé par la
spontanéité ou par la programmation politique, le polycentrisme serait une
solution alternative à la centralité des capitales qui, captives du processus
de métropolisation, sont incapables de coordonner un développement équilibré et
cohérent des territoires nationaux.
Mots-clés: ESPON, flux aérien, internationalization, politique européenne, polycentrisme, système urbain
Evoluţia sistemelor urbane din România şi Bulgaria este ritmată de două
logici complementare. Prima acţionează într-o manieră inerţială asupra
ierarhiei şi interacţiunilor urbane. A doua îşi găseşte sensul în deschiderea
către internaţional, proces foarte selectiv în ceea ce priveşte direcţia, tipul
şi volumul fluxurilor. Acest cuplu de forţe anunţă mutaţii calitative ce ar
putea să conducă la apariţia unei noi proprietăţi, necesară ambelor sisteme
urbane : policentrismul. Amorsat spontan sau prin planificare politică,
policentrismul ar fi o soluţie alternativă la centralitatea capitalelor care,
captive în procesul de metropolizare, sunt incapabile să coordoneze o
dezvoltare echilibrată şi coezivă a teritoriilor naţionale
Cuvinte cheie: ESPON, flux aerian, internationalizare, politici europene, policentrism, sisteme urbane
Two complementary forces influence the urban systems of Bulgaria and
Romania: the inertia of the urban hierarchy versus international openness.
These two forces herald qualitative changes, which may give rise to a new
characteristic: polycentrism. Whether spontaneous or a planned policy,
polycentrism would be an alternative solution to the centrality of the
capitals, which, caught up in metropolisation process, are incapable of
coordinating balanced, cohesive development of the national territories.
Keywords: European policy, ESPON, flow, internationalisation, polycentrism, urban system
Défini comme un
« développement territorial équilibré obtenu grâce à une bonne répartition
des activités » (Capron, Rouyer, 2005), le polycentrisme devient un
concept qui séduit quand il s’agit des structures territoriales de l’Europe de
l’Est, marquées par une centralisation dure. Ce concept vise une relative
équité vis-à-vis des régions périphériques, une équité qui passe par
l’émergence et le renforcement des niveaux urbains intermédiaires en dessous de
la métropole, à l’échelon national et régional (Cattan, 2007 ; Hall, Pain,
2006). En dépit des critiques, ce concept s’est imposé au point de constituer
aujourd’hui l’une des lignes directrices de ce qui apparaît comme une doctrine
de l’aménagement du territoire de l’Union européenne (ESPON [1], 2005, 2006), un
outil dont la mise en application s’inscrit dans les politiques multi-niveaux
qui laissent aux acteurs territoriaux une large marge d’action.
Raisonnant sur l’Europe de l’Est, les enjeux du
polycentrisme doivent être déclinés différemment selon les pays, tous ne
relevant pas de la même tradition urbaine. La Roumanie et la Bulgarie sont
confrontées à une double nécessité : d’une part, décélérer la forte
primauté de Bucarest et Sofia, et d’autre part, privilégier une intégration
synchronisée des capitales et des métropoles régionales dans le système urbain
européen. Ce double objectif répond à une sorte de « compromis qui peut
satisfaire tout le monde. En particulier dans le cas de l’Europe de l’Est où
l’on prône une polycentralité européenne pour soutenir la monocentralité
nationale » (Vandermotten, 2007).
La problématique développée dans ce texte repose
sur la confrontation entre les dynamiques présentes et les perspectives d’un
polycentrisme dans les deux pays. Partant de l’hypothèse qu’il y a et aura
accentuation des déséquilibres, dans quelle mesure le jeu des tendances
spatiales antérieures et l’effort d’un nouveau découpage d’aménagements avec un
petit nombre de chefs-lieux régionaux, donnent-ils à l’idée européenne du
polycentrisme une amorce de consistance pour un meilleur équilibre
territorial ? Seront successivement envisagées les dynamiques émergeant de
la transition et les éléments précurseurs de ce polycentrisme éventuel.
Quelle place pour les villes face à la montée des déséquilibres territoriaux ?
Dans les deux pays, l’histoire récente des systèmes urbains est marquée par le passage rapide de l’immobilisme caractéristique de la fin du régime communiste à une transition qui a multiplié les chocs que les villes doivent gérer, en particulier le choc du déclin économique avec des pertes massives d’emplois et le recul démographique (Rey et al., 2006). Or les solutions envisagées par les autorités publiques manquent d’imagination et de moyens. Les signaux d’une croissance économique plus consistante sont encore ponctuels ; ils touchent d’abord les capitales Bucarest et Sofia, ensuite certaines métropoles à vocation régionale (Timişoara, Cluj-Napoca, Braşov, Constanţa, en Roumanie et Varna, en Bulgarie), et parfois des villes spécialisées (Pitesti-Mioveni, Bacău, Arad, Stara Zagora, Burgas, Gabrovo). Les dynamiques hétérogènes au sein du groupe des « grandes » villes (cinq en Bulgarie et seize en Roumanie ont plus de 150 000 habitants) méritent d’être insérées dans leurs contextes départementaux afin d’en distinguer mieux les caractéristiques (fig. 1).
Fig. 1 - Les disparités
interdépartementales de la richesse par habitant en 1998 et en 2002 et
l’ouverture des villes au trafic aérien
En 1998, l’inégalité de la répartition de
richesse par habitant est encore faible (coefficient de variation de 0,22 pour
la Bulgarie et de 0,25 pour la Roumanie[2] ; en
2002, sur fond d’amélioration globale de la situation, les écarts se creusent
(coefficients de 0,28 et 0,34) et les discontinuités interdépartementales
fortes (supérieures à 3 000 euros/habitant) se multiplient. On constate que la
présence d’une « grande » ville n’est pas synonyme d’un niveau de
richesse plus marqué pour son département d’appartenance, qu’il n’y a pas de
lien net entre niveau hiérarchique urbain et niveau de richesse. Le graphique
combinant la taille des villes et leurs flux aériens (hors saison touristique) confirme
ce manque de liaison entre l’importance de la ville et ses fonctions d’échanges
à distance, ce qui témoigne du peu d’effet des règles hiérarchiques urbaines
banales et de l’amorce de réorganisations au sein des deux systèmes de villes.
Deux éléments concourent à expliquer ces
disparités interurbaines récentes de la croissance économique au sein de villes
de même calibre : l’effet capitale, c’est-à-dire la tête de la hiérarchie
urbaine, et la situation géographique. Les capitales, héritières du volontarisme
de la période communiste, ne font que consolider leur statut de
métropole ; dans les divers classements urbains, elles se distancient
systématiquement des autres grandes villes par le nombre d’entreprises, le
revenu par habitant, le nombre de sièges d’entreprises à capital étranger, la
main-d’œuvre spécialisée attirée, etc. Le cas est différent pour les autres
grandes villes, particulièrement pour les métropoles régionales. La position
spatiale au sein du système urbain devient un facteur explicatif nettement plus
fort. Grâce au contexte économique de l’intégration progressive dans un grand
ensemble d’échelle continentale, de nouvelles occasions à exploiter
apparaissent soit sur des façades extraverties, donc mieux situées en termes de
proximité spatiale et/ou politique et économique avec l’Union européenne, soit
sur des espaces « enjeux », en particulier celui de la mer Noire.
Quelques villes en profitent et affichent même une certaine spécialisation
conjoncturelle : Timişoara – nœud aéroportuaire de dimension
moyenne ; Cluj-Napoca – destination privilégiée pour une série de niches
décisionnelles et productives des entreprises (délocalisation de Nokia à
proximité) ; Varna – deuxième pôle diplomatique (dix consulats étrangers)
et financier du pays, complété par son statut de relais touristique. Au
contraire, le décollage économique plus timide des villes situées à proximité
de frontières opaques et à faibles possibilités signale les symptômes de
difficultés régionales repérables sur plusieurs plans : déclin
démographique, métropolisation et périurbanisation plus faibles, vie économique
arythmique, insertion difficile ou spécialisée dans les réseaux européens
d’échanges (émigration, flux seulement culturels et universitaires). Un cas
exemplaire de ce processus est donné par la ville de Iaşi, à la frontière
nord-est de la Roumanie.
Le repérage des villes et des régions qui
« gagnent » et de celles qui restent moins dynamiques suggère
l’installation d’un déséquilibre territorial qui coïncide avec le gradient
historique ouest-est d’expansion de la modernisation à l’échelon central
européen, particulièrement net en Roumanie. L’articulation du déséquilibre
actuel avec la diffusion imparfaite et exogène de la modernisation économique
historique confirme le statut d’espace d’entre-deux des territoires de la
Roumanie et de la Bulgarie (Rey et al., 1996). Dans l’hypothèse où les
décalages économiques interrégionaux se prolongeraient, l’effort pour favoriser
un polycentrisme urbain pourrait apparaître comme l’une des solutions endogènes
aptes à atténuer les effets des déséquilibres des territoires nationaux.
L’enjeu principal du polycentrisme à l’échelle des deux pays résiderait donc
dans l’affirmation de pôles régionaux alternatifs à Bucarest et Sofia et dans la
mise en réseau des rythmicités économiques externes avec des rythmicités
asynchrones de l’intérieur.
Pour mieux préciser ces deux enjeux, il est utile
d’analyser le fonctionnement des deux systèmes urbains en tenant compte de
l’intégration dans le contexte européen régional. Car, quel que soit le
scénario d’évolution de l’Union européenne que l’avenir retiendra, la
croissance de la perméabilité des frontières est devenue un processus
irréversible, capable d’engendrer une nouvelle série d’occasions d’interaction
entre les villes des deux pays, entre elles et les villes de l’Union, tout
comme avec les métropoles actuellement hors de l’Union (Istanbul, Belgrade,
Odessa, Lviv).
Éléments précurseurs pour un éventuel polycentrisme
La polycentricité est une notion complexe qui comporte un aspect morphologique de répartition du semis des villes dans l’espace et un aspect fonctionnel fondé sur les connexions interurbaines. Plus, cette notion, qui prend sens par rapport aux logiques institutionnelles de construction étatique, est confrontée aux échelles transnationales de construction européenne et de mondialisation des interactions.
À l’échelle européenne, Bulgarie et Roumanie sont
classées à un niveau de polycentricité moyenne (ESPON,
2005, p. 21), entre la Pologne très polycentrique et la Hongrie très
monocentrique. À l’échelle nationale le caractère plutôt monocentrique des deux
systèmes urbains l’emporte, comme en témoigne la typologie fonctionnelle (fig.
2). Établie en fonction d’indicateurs aptes à mesurer la capacité de
polarisation [3] des centres par rapport à l’ensemble des unités de peuplement, elle définit six
types : à une extrémité, les deux capitales se détachent ; à l’autre,
quatre types aux fonctions modestes et décroissantes de polarisation ; dix
grandes villes ont des fonctions complexes (et selon deux niveaux de
polarisation) et sont susceptibles d’avoir un rôle dans l’impulsion du
polycentrisme : du nord au sud, Oradea, Iaşi, Cluj, Arad, Timişoara,
Sibiu, Craiova et Constanţa pour la Roumanie, Varna et Burgas pour la Bulgarie.
Il est intéressant de noter que le niveau supérieur de cette typologie ne
recoupe pas exactement la sélection des « FUA-Fonctionnal Urban
Area » proposée par le rapport Espon
111 ; en particulier Plovdiv et surtout Timişoara avec le statut de
Mega-Metropolitan Economic Growth Area sont survalorisées dans l’intention
polycentriste du rapport.
Fig. 2 - Les structures
spatiales composites des systèmes urbains bulgares et roumains
La relative indétermination des centres
alternatifs à la polarisation par les deux capitales peut être interprétée en
fonction de l’histoire de la construction des deux systèmes de villes. D’un
certain point de vue, chacun ne représente qu’une juxtaposition assez récente
de réseaux urbains appartenant à des provinces historiques dotées de
trajectoires divergentes aux siècles précédents, sans qu’ait jamais été
expérimenté le polycentrisme urbain. Malgré son caractère schématique on peut
rapporter aux trois périodes – prémoderne (avant les États nationaux), moderne
(des États indépendants du xixe
siècle jusqu’à la fin du communisme), et contemporaine (marquée par la
mondialisation et parfois qualifiée de post-moderne) – l’imbrication des
structures spatiales qui constituent l’état actuel de ces deux systèmes de
villes.
Les configurations des structures spatiales
pré-modernes sont restituées par la distribution de la densité de la population,
au fondement des activités humaines et des architectures spatiales. Elle est
une variable dotée d’une forte inertie historique, car en dépit de processus de
modernisation-centralisation, l’ancien système de peuplement reste stable sur
les noyaux initiaux de forte densité. La densité met aussi en évidence les
logiques spatiales qui ont présidé à la construction des entités politiques
pré-modernes. Ainsi, la « demi-Moldavie » historique est structurée
par deux axes : la vallée longitudinale du Siret très peuplée ;
l’axe transversal qui assure par Iaşi, ancienne capitale, la liaison entre la
Transylvanie et l’autre moitié de la Moldavie, devenue la République de
Moldavie ou Moldova. Dans la Valachie, la logique axiale laisse place à une distribution
de la densité de type centre et périphérie. Plus on s’éloigne de l’ancien noyau
étatique médiéval à la courbure externe des Carpates (où la capitale a glissé
de la montagne vers la plaine – Campulung, Curtea de Arges, Targoviste et
Bucarest), plus le peuplement est diffus. Sur la marge danubienne de la
Valachie, les anciens sièges des raïas[4] turcs (Brăila et Giurgiu) – créent des distorsions à ce
schéma simple. En Transylvanie et sur la façade ouest de la Roumanie, la
densité nettement plus faible de la population suggère plutôt un archipel de
villes et d’hinterlands locaux disjoints, aspect en partie lié à leur position
de périphérie d’un ancien empire, celui des Habsbourg jusqu’en 1918. La
Bulgarie, sous domination ottomane jusqu’à la fin du xixe siècle, a un niveau de densité plus faible (inférieur à 60
hab./km2) et présente une situation d’archipels de
villes ; au centre du bassin de la Maritsa densément peuplé, Plovdiv, cité
très ancienne mais trop proche d’Istanbul, n’a pu prendre la fonction de
capitale quand l’émancipation a commencé ; c’est Sofia, de fondation
beaucoup plus récente mais en position plus occidentale, qui a pris la
fonction.
Les structures spatiales héritées de la période
moderne sont mises en évidence par les fonctions des villes et leur
hiérarchisation, à laquelle correspond une morphologie christallerienne du
système urbain (Pumain et al., 2006). La priorité de la construction
étatique a continûment donné avantage au monocentrisme centralisateur, au
contrôle exercé par les deux capitales. La période communiste n’a fait
qu’accentuer les relations de subordination des villes à l’égard de Bucarest et
de Sofia en proposant un schéma d’interactions rigides et quasi protocolaires
entre les entités urbaines, schéma encadré par un maillage administratif simple
mais efficace – commune, département, pays-patrie. À l’époque, le pouvoir de
polarisation régionale des grandes villes s’affirmait par des services assez
limités – universités, services sanitaires spécialisés, commerce plus évolué.
La transition post-communiste n’a pas éliminé
instantanément ce type de relations ; elle a pourtant réussi à leur
imprimer une certaine « normalisation », les grandes villes (plus de
150 000 habitants) bénéficiant peu à peu d’une autonomie élargie dans le cadre
de leurs bassins d’attraction et rétablissant avec ceux-ci des relations
fonctionnelles. Après 1990, deux autres nouveautés sont apparues qui peuvent
être prémices de polycentricité : la réaffirmation partielle des
territorialités historiques indiquées précédemment et l’apparition d’un nouveau
maillage territorial, la région, aux compétences toutefois limitées. Bénéfique
en apparence, le découpage regional [5] a créé, par sa configuration indifférente aux limites
historiques, un climat de rivalités interurbaines renouant avec celui des
périodes de centralisation excessive. Le caractère arbitraire du découpage
(huit unités NUTS2 en Roumanie, six en Bulgarie), censé encadrer de futurs systèmes
urbains régionaux, apparaît avec certaines localisations excentrées de
chefs-lieux propulsés par des compromis politiques et territoriaux. En
Bulgarie, excepté Plovdiv, les autres chefs lieux – Vidin, Ruse, Varna et
Burgas – sont tous en position frontalière et en ouverture potentielle sur
l’extérieur aux dépens des cités intérieures comme Vraca, Pleven ou Veliko. En
Roumanie, l’effet petite ville propulsée l’emporte avec Calarasi, Piatra Neamt,
Alba Iulia. L’amorce de reterritorialisation des anciennes provinces
historiques introduit un début de mise en question du monocentrisme des
capitales et contribue à la résurrection des orgueils urbains locaux des
anciens chefs-lieux historiques, surtout quand les villes en question se
trouvent à une distance suffisante de Bucarest et Sofia. Varna, en Bulgarie,
Iaşi, Cluj-Napoca et Timişoara en Roumanie, présentent les symptômes d’une
éventuelle dissidence par rapport aux capitales. L’exemple de ces quatre villes
pourrait susciter une réflexion plus fine sur les chances d’affirmation d’un
polycentrisme d’alternative, capable de tempérer les anciennes rivalités
interurbaines, de soutenir des relations de coopération entre les villes, tout
en laissant à Bucarest et Sofia les places qu’elles méritent dans les hiérarchies
urbaines et sans les gêner dans leur parcours à l’international. C’est dans ce
quadrillage des divers maillages (officiels et officieux, ambigus et peu
consistants) et des relations interurbaines, que devrait être consolidé le
polycentrisme, comme solution pour contrecarrer la dislocation économique des
territoires par certaines façades et par les capitales.
La réflexion sur les perspectives d’un
polycentrisme doit tenir compte des évolutions du contexte extérieur.
L’ouverture progressive des frontières pourrait constituer une nouvelle source
d’occasions d’interaction qui auraient un impact non négligeable sur les deux
systèmes de villes. Or l’analyse actuelle et partielle de la configuration des
interactions spatiales que les villes roumaines et bulgares entretiennent avec
les pôles urbains majeurs de l’Europe met en évidence un double déficit des
relations, dont rendent assez bien compte les liaisons aériennes (fig. 3). Le
premier déficit est net dans les liaisons aériennes de proximité qui s’organisent
autour des quatre centres d’attraction que sont Vienne, Budapest, Athènes et
Istanbul, lesquels sont dotés d’un pouvoir de polarisation transnational et
utilisés en tant que des hubs (Vienne et Budapest). Les liaisons
préférentielles propres à Bucarest et à Sofia sont dictées par des stratégies
différentes. Ainsi les flux Bucarest-Istanbul beaucoup plus denses que ceux de
Sofia-Istanbul traduisent des liaisons économiques différemment construites
durant la période de transition, éventuellement une ancienne adversité non
dépassée, et plus encore la taille modeste de la clientèle bulgare (population
totale inférieure à 8 millions d’habitants) et la trop grande proximité
Sofia-Istanbul. La faiblesse des relations de voisinage entre les deux systèmes
urbains est bien visible au niveau de la connexion aérienne entre Bucarest et
Sofia (onze liaisons hebdomadaires) et par l’absence de vols reliant
directement des grandes villes bulgares et roumaines. À l’intérieur des deux
pays les flux aériens, expression de relations interurbaines de subordination
et de compétition, expriment aussi le degré modeste d’insertion à
l’international. Timişoara, grâce à un rudiment de vision stratégique, a réussi
peu à peu à devenir le seul hub aérien interne capable d’offrir une
alternative à Bucarest pour les vols externes. Réduite à ce seul facteur,
l’explication de la réussite de Timişoara serait insuffisante. Son émergence
relève aussi de la multiplication des opérateurs aériens en Roumanie,
conséquence de la vague récente de mobilité économique – arrivée des
investissements directs étrangers dont bénéficie le Banat (et l’on retrouve le
gradient ouest-est) et émigration de main-d’œuvre roumaine. En Bulgarie, la
situation est très différente. Les deux aéroports de Burgas et Varna ont un
trafic assez intense mais de type charter, reflet de la forte fréquentation
saisonnière touristique. Les autres villes des deux systèmes urbains comptent
peu dans cette équation des interactions spatiales.
Fig. 3 - Les flux aériens
et les échelons de l’intégration territoriale des systèmes urbains bulgares et
roumains
Un changement de niveau d’observation, qui permet
de considérer les flux aériens de longue et moyenne distance, met en évidence
un second déficit d’interaction. Ces flux traduisent, dans l’espace de l’Union,
une mise en réseau asymétrique des composantes urbaines roumaine et bulgare.
Leur morphologie s’explique partiellement par l’inconsistance de l’ancienne
structure du CAEM [6]; cette inconsistance a été révélée
dès le début des années 1990 par l’absence d’inertie, laquelle aurait joué en
faveur du maintien de liaisons entre les pôles urbains des pays ex-communistes
si ces liaisons avaient eu une impulsion endogène ou spontanée. Au vide laissé
par la déstructuration des relations économiques et politiques antérieures se
sont rapidement substituées des relations construites suivant d’autres
logiques. Ainsi en va-t-il du basculement d’orientation économique et politique
très avancé et durable vers l’ouest ; l’ancrage dans certains points
communs, tel la francophonie, joue un rôle majeur en structurant des flux et
des destinations [7]. Les affinités culturelles sont
doublées par des affinités économiques qui renforcent le centrage sur la
mégalopole européenne, et sont complétées par les migrations internationales
massives vers quelques pays privilégiés : l’Espagne, l’Italie et
l’Allemagne.
Dans la configuration des flux aériens directs
des deux pays, certains espaces semblent ignorés ; il s’agit soit
d’espaces plus éloignés (l’espace baltique ne bénéficiant pas de liaisons
directes), soit d’espaces de proximité (ancienne Yougoslavie). Ces
insuffisances, qui reflètent des liaisons économiques modestes avec les pays de
ces deux régions, s’expliquent par la distance et par le contexte géopolitique
récent (fig. 4) [8].
Fig. 4 - Les systèmes
urbains régionaux de la Bulgarie et de la Roumanie et leur intégration
transfrontalière
Perspectives : à propos de scénarios du futur
La réflexion sur l’opportunité de susciter un polycentrisme a un caractère éminemment politique, au sens du choix d’orientation à promouvoir ; il s’agit donc d’apprécier la portée et les limites incluses dans les scénarios les plus souvent envisagés.
Tout d’abord en ce qui concerne les perspectives
de circulation : l’ouverture progressive des frontières et l’intégration
des pays balkaniques dans le système économique européen réduira les déficits
de connectivité aérienne. Cela entraînera la consolidation d’une route
commerciale terrestre sur l’emplacement de la voie traditionnelle, reliant
Budapest, Belgrade, Nis aux deux débouchés de Salonique (par Skopje) et
Istanbul (par Sofia), doublant ainsi le trajet conjoncturel par la Roumanie
(fig.5). On est plutôt réservé en ce qui concerne les chances de réactivation
prochaine de l’isthme ponto-baltique dans la partie orientale de l’Europe.
L’opacité de la frontière avec l’Ukraine et avec la République de Moldavie
empêche Lviv de récupérer le statut de hub et de relier ainsi les
ports de la mer Baltique et les villes roumaines orientales. Dans le cadre du
scénario des circulations terrestres, beaucoup se jouera sur le positionnement
des villes, leurs masses démographique et économique, et leur organisation
hiérarchique pour le raccordement des réseaux et des flux.
Fig. 5 – Axes historiques
de circulation
Dans la perspective de scénarios, une autre
question tient aux contraintes de proximité et aux aléas des situations
géographiques dans une conjoncture fluctuante. Plusieurs villes régionales
susceptibles de soutenir un réseau polycentrique alternatif restent dans
l’ombre portée des capitales. Ainsi du cas pourtant le plus en pointe de
Timişoara, face à Belgrade en cours de réinsertion européenne et dont la
capacité de carrefour est bien supérieure, au croisement des corridors
européens numéro 5 et 10 et avec les perspectives de développement d’une
plate-forme multimodale. Quelle stratégie développera alors Timişoara pour
résister comme hub et pôle régional dans un contexte de triple
compétition avec les 3B (Belgrade, Budapest et Bucarest) ? Il en est de
même pour Plovdiv avec les 3S (Sofia, Salonique, Stambul), de Craiova entre
Belgrade, Bucarest et Sofia, voire de Braşov trop près de Bucarest. Ces
handicaps de proximité prennent toute leur dimension quand on sait que le
contexte démographique est celui du déclin général. Vu de Bruxelles, l’idée
d’ESPON en matière d’équilibrage de l’ensemble européen passe par un
polycentrisme périphérique appuyé précisément sur les capitales (Waterhout,
2002) !
Le futur des cités de la mer Noire – Burgas,
Varna, Constanţa – et du binôme Galati-Brăila à l’amont du delta du Danube
n’échappe pas à l’ombre portée des capitales de Sofia, de Bucarest et même
d’Istanbul. Or leur atout est d’exploiter la fonction de synapse entre l’Union
européenne et les zones d’approvisionnement énergétique, d’en capter les flux
ponto-caspiens. Cette opportunité, qui sera aussi âpre compétition entre elles,
n’est pas sans risque, dont celui d’une orientation monofonctionnelle portuaire
et saisonnièrement touristique aux dépens d’activités plus spécifiquement
métropolitaines.
Les perspectives sont différentes pour Iaşi et
Cluj-Napoca : apparemment moins dynamiques dans la période actuelle
quoique bien insérées dans leur région par la masse et la qualité des services
fournis, les deux cités semblent à l’écart des polarisations. Leur situation
périphérique serait-elle un avantage à exploiter ? Compte tenu du gradient
de modernisation qui, en ce moment, favorise les façades de contact direct
(comme l’Ouest de la Roumanie), la réponse semble plutôt négative. Cependant,
quand à moyen terme ce gradient perdra de son intensité, les trajectoires
restent plus difficiles à prévoir, du fait de la véritable bifurcation que
subiraient les deux systèmes urbains nationaux. Si Cluj était appelée à
combiner les stratégies de l’internationalisation économique et celles du
renforcement de son statut de métropole à vocation régionale, la situation de
Iaşi serait toute autre. Sa position géographique resterait un handicap dans le
contexte économique et politique qui continuerait d’imposer la proximité d’une
frontière quasi opaque et dont l’évolution dépend fortement de l’orientation
politique de la République de Moldavie, impossible à deviner à ce jour. Dans
l’hypothèse d’une Fortress Europe, Iaşi aurait à gérer l’une des
frontières de l’Union parmi les plus sensibles. Au cas où l’ex-république soviétique
trouverait plus avantageux un statut de partenariat pragmatique avec l’Union
européenne (voire une adhésion), la ville de Iaşi, au nom de son statut
d’ancienne capitale de la Moldavie historique, serait obligée alors de négocier
avec Chişinău son rôle dans un système urbain transfrontalier.
Dans l’attente d’une bifurcation
Les prémices du polycentrisme en Bulgarie et Roumanie sont modelés par un couple banal de forces : l’agglomération et la désagglomération des activités économiques, jouant sur un court laps de temps et de distance. Si les occasions et les forces adverses sont faciles à repérer à l’échelle régionale, leur activation est dépendante d’une échelle supérieure, celle où s’opèrent les maturations des interactions entre des ensembles politiques et économiques euro-asiatiques. L’évolution récente des deux systèmes urbains est marquée par une prédictibilité facile, celle de la conservation des hiérarchies et de l’accentuation conjoncturelle des centralités. Dans l’attente d’une bifurcation induite par la re-modernisation globale des systèmes urbains, mais dépendante des temporalités longues des territorialités (sous-)régionales et des durées imprévisibles des interactions de longue distance, les prémices de l’affirmation du polycentrisme sont dans la chrysalide des expérimentations locales, plus animés par des rivalités historiques que par des programmations pragmatiques. Dans une telle situation, l’émergence du polycentrisme dépasse les enjeux théoriques et politiques d’un développement territorial de type cohésif ou compétitif, pour reprendre le vocabulaire bruxellois ; elle représente le premier signe d’une innovation en partie endogène de la reconstruction des systèmes urbains, jusqu’ici bloqués dans les grands métadiscours de légitimation (État-Nation, centralisme, unité, adversité de l’histoire, paternalisme et solidarité).
Références
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chaussées, Université Marne-la-Vallée, 8 p.
Waterhout
B.(2002). « Polycentric developement:
what is behind ? ». In Faludi A.,
Lincoln Institute of land policy (eds), European
Spatial Planning. Cambridge : Lincoln Institute
of land policy, 235 p.
Notes
[ 2] Coefficient calculé sur les 70 unités de niveau NUTS3 – 28 okrug de Bulgarie et 42 judete
de Roumanie
[ 3] Les huit variables retenues précisent la capacité économique
(banque et entreprises), l’économie de la connaissance (étudiants, lycéens),
les services publics (santé, presse), les liens à distance par l’indice
synthétique des liaisons aériennes. Les flux théoriques entre toutes les unités
de peuplement ont été établis selon le modèle de Reilly.
[ 4] Groupe ethnique soumis à l’impôt sous l’empire Ottoman ;
Brăila et Giurgiu étaient les centres de deux zones de peuplement turc.
[ 5] Cf. L’article de Emmanuelle Boulineau et Marius Suciu,
p. 351-363. La figure 4 représentant les limites des systèmes urbains
régionaux met en évidence les discordances avec le découpage des régions de
développement, en particulier sur la façade bulgare de la mer Noire et en
Transylvanie.
[ 6] Le Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM), structure
démantelée en 1990, était censé encadrer les relations économiques entre les
pays ex-communistes ; proposant une forme subtile de division
internationale du travail, elle fonctionnait plutôt au profit de l’URSS.
[ 7] Pour la Bulgarie, pays slave, orthodoxe et non traumatisé
directement par la Russie-URSS, les liaisons aériennes sont nombreuses entre
Sofia et Moscou.
[ 8] La délimitation des aires d’influence régionale correspond aux
flux théoriques dominants établis sur la figure 2 par le modèle de Reilly
(Pumain et al., 2006).
( George Turcanasu et Alexandru Rusu « Le système des
villes en Bulgarie et en Roumanie. Quelles perspectives pour un
polycentrisme ? », L’Espace géographique 4/2008 (Tome 37), p. 338-348.
)
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